À certains égards, Norah Jones est au Festival de jazz ce que Diana Krall fut avant elle et ce que Melody Gardot a été après elle : une artiste révélée au grand public montréalais par l’entremise de l'événement annuel que nous avons vu grandir durant des décennies depuis lors.
Il est vrai que l’arrivée de Jones au FIJM a été plus spectaculaire que celle de Krall, qui a bâti son succès sur le long terme par l’entremise du festival, et même de Gardot, qui arrivait pourtant précédée d'une solide réputation.
En 2002, nous avions vu Jones, alors âgée de 23 ans, quelque peu intimidée, dans un Club Soda bondé - deux fois plutôt qu’une - parce qu’un album nommé Come Away With Me avait déjà été écoulé à plusieurs millions d’exemplaires en cinq mois. Mais en dépit de ce retentissant début de carrière, la fille de Ravi Shankar est toujours revenue avec assiduité au FIJM.
Bilan: en 2024, elle s’offrait mardi soir la première de ses deux salles combles à la salle Wilfrid-Pelletier de la Place des Arts. Les années ont passé, mais la manière Jones n’a pas changé. Comme elle le fait depuis toujours, ce nouveau concert a fait la large part aux compositions de son plus récent disque (Visions), mais l’enrobage de cet album mâtiné de soul et de groove s’est transposé dans son ancien répertoire.
Voix et harmonies
Après avoir amorcé le concert assisse à son piano blanc avec le désormais classique What Am I To You?, tiré de Feels Like Home (2004), Jones a offert un trio de nouveautés (Swept Up in The Night, Paradise, Running) durant lesquelles on a pu prendre la mesure de ce qui nous attentait.
L’apport vocal de la guitariste Sasha Dobson et de la claviériste Sami Stevens ont annoncé la couleur: la puissance vocale, les harmonies et les effluves gospel allaient être au rendez-vous. Durant This Life, on touchait même le céleste. Même Sunrise, intercalée entre ces nouvelles offrandes, semblait rajeunie en dépit de ses 20 berges.
Ce plongeon dans le Sud des États-Unis s’est accentué quand Jones s’est levée pour prendre place derrière son piano électrique et nous assener des interprétations de I’m Awake et I Just Wanna Dance baignant dans les claviers et le B-3, gracieuseté de Stevens, sans que l’apport vocal ne soit minimisé une seconde.
D'Est en Ouest
En plus de deux décennies de concerts de Norah Jones, je n’ai pas souvenir d’un tel effort collectif. Jones a toujours été accompagnée de musiciens fort talentueux – encore mardi, avec le créatif Brian Blade (batterie) et Josh Lattanzi (basse) -, mais parfois, justement, ils accompagnaient Jones, en lui laissant tout le plancher. Mardi, très, très souvent, Dobson et Stevens faisaient jeu égal avec leur patronne. La musique et la cohésion vocale nous donnaient l’impression que Jones et sa bande jouaient dans les studios de Muscle Shoals, en Alabama, où Aretha Franklin et Etta James – pour ne nommer que celles-là - ont marqué l’histoire.
Puis, Jones a pris sa guitare pour Visions, et là, tout d’un coup, le train a semblé prendre la route d’Est en Ouest des États-Unis pour arriver à Nashville. La ligne mélodique et les voix ont fait corps pour faire chavirer n’importe qui ayant un minimum d’oreille musicale. N’eût été de la frigorifique Wilfrid-Pelletier – comme toujours -, on aurait ressenti la chaleur moite qui prévalait à l’extérieur.
Guitares à l'avant-plan
Et cela s’est poursuivi avec un succès d’antan (Little Broken Hearts, avec un éclairage rouge cœur) qui avait droit à une enveloppe presque country, ainsi que deux nouveautés qui baignaient dans les mêmes eaux. Queen of the Sea – où Jones a conclu la chanson avec un solo de guitare – et la captivante Staring at the Wall ont bouclé cette séquence durant laquelle Norah Jones n’avait plus l’air depuis longtemps de la pianiste quelque peu placide qu’elle peut parfois être.
N'empêche, personne ne s’est plaint quand elle a repris place à son grand piano pour nous offrir Come Away with Me, qui lui collera éternellement à la peau, avec un jeu de toute beauté sur les ivoires.
Dans le dernier droit, Carry On nous a renversée et nous a pratiquement ramenée à l’église (ces voix!), la guitare de Long Way Home nous a envoyé de nouveau sur les sentiers de l’Ouest et Don’t Know Why a conclu le tout avec raffinement, quoique là aussi, dans un écrin sonore différent de sa version vieille de 22 ans.
Norah Jones n’est certes pas devenue une artiste caméléon, mais force est de constater que, plus que jamais, elle s’efforce de ne pas faire dans la redite sur les planches.
L’amie Martha
Martha Wainwright l’a dit durant sa première partie, avant Norah Jones. Les deux artistes se connaissent depuis plus de 25 ans.
«On habitait dans la même maison quand elle a fait son premier disque», a souligné la Montréalaise. En 2017, lors du FIJM, dans la même salle où nous étions mardi, Norah avait invité Martha à partager deux chansons : (Talk to me of ) Mendocino, de Kate – la mère de Martha - et Anna McGarrigle, et Everybody Knows, de Leonard Cohen. C’est ce qu’on appelle de l’amitié durable.
Cette fois, pas de partage sur scène entre les deux femmes, mais une Martha en grande forme qui, en 45 minutes, a interprété des chansons de son plus récent disque (Love Will Be Reborn) après avoir amorcé sa prestation avec Far Away, de son plus ancien album (Martha Wainwright, 2005) et offert Radio Star au passage.
Moments forts? Son interprétation piano-voix de Dinner at Eight, chanson de son frère Rufus Wainwright qu’elle aurait aimé composer, et, encore plus fort, sa relecture vieille de 15 ans de L’accordéoniste, de Piaf, où Martha avait la voix, l’attitude, la prestance et le grain de folie pour tout transporter sur ses épaules. Toujours magique.
L’ouragan Benjamin
Lakecia Benjamin, ou, comme elle l’a dit elle-même sur la scène de la Place tranquille, lundi soir : «Lac et CIA», faisant référence à l’agence centrale de renseignements des États-Unis. De l’humour, en plus.
Mais nous étions là avant tout pour voir la saxophoniste s’éclater et ce fut au-delà de nos espérances. L’Américaine a offert un hommage à John et Alice Coltrane (Trane) sur son album de 2023 (Phoenix). Nous avons eu droit à la version de concert de cette pièce où l’on retrouve le souffle, les progressions rythmiques et le phrasé de John Coltrane. C’était explosif, la saxophoniste hachurant les notes et saccadant les rythmes à une vitesse folle.
Source: Courtoisie/Festival de jazz
Mais quand elle a interprété Jubilation, sa propre composition, tout le monde a compris qu’elle ne se prenait pour personne d’autre qu’elle-même. Dans son ensemble deux pièces qui faisaient penser au Elvis des années 1950, avec une dégaine d’enfer et cette manière de s’adresser à la foule comme si elle était dans un festival hip-hop, la jeune quadragénaire a démontré toute l’étendue de sa palette sonore avec un groupe exemplaire.
Lorsqu'elle a terminé son set avec une composition jazz-funk qui aurait plu autant à James Brown qu’à Prince, les centaines de spectateurs sur place – des ados aux retraités – ont hurlé et applaudi avec la même vigueur.